Malgré la surprise qu’était la vigueur inattendue de l’économie américaine, les événements de la première moitié de 2024 n’ont fait que renforcer notre opinion selon laquelle les taux d’intérêt resteront élevés. Les économistes en chef régionaux de Vanguard, Roger Aliaga-Díaz pour les Amériques, Jumana Saleheen pour l’Europe et Qian Wang pour l’Asie-Pacifique, discutent des conséquences d’une divergence des politiques de taux à l’échelle mondiale et du rôle d’un taux neutre plus élevé dans ce contexte.

 

Selon Vanguard, il est peu probable que la Réserve fédérale (la Fed) commence à réduire les taux cette année. Qu’est-ce que cela signifie pour les autres régions?

Mme Saleheen : Les décisions en matière de politique monétaire des autres banques centrales seront principalement déterminées par les conditions économiques et financières de chaque pays. Cependant, dans un monde interconnecté à l’échelle mondiale, les autres banques centrales ne peuvent ignorer l’incidence de la Fed, la banque centrale de la plus grande économie mondiale, sur les conditions financières mondiales.

L’Europe fait face à un contexte très différent de celui des États-Unis. La zone euro et le Royaume-Uni ont frôlé la récession à la fin de 2023 avant de renouer avec la croissance au premier trimestre de cette année. La Banque centrale européenne (la BCE) a procédé à la première des trois réductions de taux prévues cette année. Mais cette réduction entraîne ses propres complications. En raison de la baisse des taux en Europe, les investisseurs voudront conserver leur argent aux États-Unis, car ils obtiendront un rendement plus élevé. Cela se traduit par une appréciation du dollar et un recul de l’euro, ce qui accroît les pressions inflationnistes en Europe et compense en partie les effets positifs des baisses de taux. Il s’agit d’un scénario économique de base. Cette situation est une contrainte, mais n’est pas suffisante pour dissuader la BCE d’effectuer d’autres réductions.

Mme Wang : Cette dynamique s’applique encore plus aux marchés émergents. Les taux d’intérêt plus élevés aux États-Unis et l’appréciation du dollar américain réduisent les entrées de capitaux et augmentent le coût du service de la dette libellée en dollars, alors que la plupart des titres de créance des marchés émergents sont libellés en dollars. Les marchés émergents ont tendance à maintenir leurs taux d’intérêt au-dessus de ceux de la Fed pour empêcher les sorties de capitaux. Même si les conditions macroéconomiques donnent à penser que les marchés émergents devraient réduire leurs taux, ils ne peuvent souvent pas se permettre de le faire avant la Fed. En fait, la Banque d’Indonésie a de nouveau relevé ses taux en avril pour contrer la dépréciation de sa monnaie. En revanche, de nombreux marchés émergents en Europe et en Amérique latine ont commencé à relever leurs taux bien avant la Fed, de sorte qu’ils disposent d’une marge de manœuvre pour réduire les taux à mesure que l’inflation et la croissance ralentissent. Les banques centrales d’Amérique latine le font depuis plusieurs mois.

La Chine, quant à elle, aimerait réduire les taux d’intérêt et devrait le faire, car la demande intérieure est très faible et l’offre est abondante. Toutefois, le pays fait toujours face à des pressions déflationnistes et se sent contraint par la Fed, alors que le renminbi se déprécie. Nous nous attendons toujours à ce que la banque centrale de la Chine réduise ses taux, mais pas autant qu’elle l’aurait fait autrement et peut-être plus tard que prévu, car la Fed maintient ses taux. Le Japon est une exception à ce cycle d’assouplissement mondial, puisqu’il vient de mettre fin à sa politique de taux d’intérêt négatifs en mars. La Banque du Japon commence maintenant un processus de normalisation graduel, en raison de la confiance grandissante à l’égard de la durabilité de la croissance des salaires et de l’inflation, ainsi que des préoccupations à l’égard de l’inflation importée.

L’Australie pourrait être le dernier pays développé à réduire ses taux, car elle est de plus en plus préoccupée par sa capacité à ramener l’inflation à sa cible l’an prochain.

M. Aliaga-Díaz : La Banque du Canada (la BdC) a été la première banque centrale du G7 à commencer à réduire les taux. À l’instar de la zone euro, cette situation pourrait présenter des défis pour l’économie canadienne, alors que la Fed maintient ses taux plus élevés pendant plus longtemps. Ces défis seront encore plus importants au Canada qu’en Europe, compte tenu de l’importance des liens commerciaux et financiers du pays avec les États-Unis. Il n’y a pas d’avantage à être le premier à baisser les taux dans ce cas. Au contraire, la première banque centrale à le faire se trouve dans une situation difficile, car l’affaiblissement de l’économie intérieure signifie qu’elle n’a pas le luxe d’attendre avant de se synchroniser avec la Fed.

De quelle manière s’attend-on à ce que les différentes banques centrales abordent les taux directeurs?

Mme Wang : Les banques centrales établissent leur politique en fonction de leur évaluation de la source de l’inflation dans leur pays respectif et de la question de savoir si elle est alimentée par les chocs de l’offre ou de la demande. Nous effectuons cette évaluation en tenant compte de l’évolution des pressions sur les coûts et la demande par rapport à la tendance d’avant la COVID-19. Les États-Unis et la Chine utilisent respectivement des tons ferme et conciliant, mais la plupart des autres pays se classeraient dans la catégorie de la « préférence pour un ton neutre ». Ces pays sont prêts à procéder à des baisses de taux, ou à des hausses dans le cas du Japon, ou ont déjà commencé à le faire, mais pourraient effectuer les réductions à un rythme plus lent que ce qui serait autrement justifié compte tenu des attentes à l’égard de la Fed. Ils sont prêts à changer de cap au besoin, selon les nouvelles données.

Les banques centrales sont limitées par les pressions inflationnistes et la politique monétaire de la Fed

 

Remarques : Les cadrans du graphique indiquent où se situe chaque pays en termes de pressions inflationnistes liées à la demande et à l’offre par rapport aux tendances d’avant la COVID-19. Les données allant du quatrième trimestre de 2013 au quatrième trimestre de 2019 ont été utilisées pour calculer les taux de croissance tendancielle d’avant le début de la pandémie de COVID-19. Les pressions liées à la demande sont mesurées en fonction de la consommation de services privés par rapport à la tendance qui a précédé la pandémie. L’écart de consommation de la Chine est mesuré au moyen de la consommation privée totale de biens et de services. Les pressions liées aux coûts sont mesurées en fonction des coûts unitaires de main-d’œuvre par rapport à la tendance qui a précédé la pandémie.

Sources : Calculs de Vanguard fondés sur des données en date du 31 mars 2024 provenant d’Eurostat, de Bloomberg, de la Banque mondiale, de l’OCDE, de Datastream et de la base de données FRED de la Réserve fédérale de St. Louis.

 

Est-il inhabituel pour d’autres banques centrales de réduire les taux avant la Fed?

M. Aliaga-Díaz : En règle générale, les autres banques centrales suivent les indications de la Fed, étant donné les répercussions de l’évolution du dollar américain sur la stabilité des monnaies locales. La vigueur du dollar peut entraîner une hausse de l’inflation intérieure, une diminution des flux d’investissements étrangers et un déséquilibre des bilans entre les actifs libellés en monnaie locale et les titres de créance libellés en monnaie forte. Les banques centrales ont généralement avantage à rester sur la même longueur d’onde que la Fed, mais cette fois-ci, la situation aux États-Unis est très différente du reste du monde. L’économie américaine a été si vigoureuse qu’elle a forcé la Fed à maintenir le taux directeur à son sommet du cycle pendant plus longtemps. D’autres banques centrales ne peuvent pas retarder la normalisation de leur politique monétaire beaucoup plus longtemps, étant donné la faiblesse de l’économie intérieure.

Mme Saleheen : La Fed est habituellement considérée comme une banque centrale beaucoup plus activiste que les autres. Elle est normalement la première à prendre des mesures pour mettre fin à un cycle. Toutefois, elle fait cela dans les cas où il y a un choc commun. La période actuelle est inhabituelle. Bien que certains chocs aient été répandus, d’autres ont été spécifiques à un pays ou à une région. En Europe, les chocs ont été centrés sur la guerre en Ukraine et les prix élevés de l’énergie, qui ont également touché les marchés émergents. Cependant, aux États-Unis, les chocs sont différents et beaucoup plus liés à la forte demande, qui en partie attribuable aux mesures de relance budgétaire et à la résilience des consommateurs.

Pendant combien de temps pense-t-on que les politiques monétaires divergeront?

M. Aliaga-Díaz : Le thème de la divergence entre les banques centrales a été un peu exagéré sur les marchés et n’est peut-être pas aussi important qu’on le pense. Même s’il y a un écart grandissant entre le moment où les premières réductions sont effectuées, alors que la BCE et la BdC ont commencé à réduire les taux en juin et qu’il est peu probable que la Fed fasse de même avant la fin de l’année, nous n’entrevoyons pas de divergence dans la trajectoire prévue des taux des banques centrales au cours des prochaines années. Lorsque la Fed commencera à réduire les taux, la plupart des grandes banques centrales lui emboîteront le pas et les taux directeurs évolueront dans la même direction.

Les politiques monétaires ne devraient diverger que temporairement

 

Remarques : Données mensuelles de janvier 2005 jusqu’au 20 juin 2024, et prévisions par la suite.

Sources : Calculs effectués par Vanguard, d’après les données de Bloomberg et de Macrobond au 20 juin 2024.

 

Mme Saleheen : Il ne s’agit pas de la même situation que lors de la crise financière mondiale de 2008, lorsque la Fed a réduit très rapidement son taux directeur à zéro et que l’Europe n’est pas intervenue avant un an ou deux. Nous observons actuellement plutôt une divergence temporaire de la politique monétaire. Elle pourrait être présente encore cinq ou six mois.

Mme Wang : Ce qui importe, c’est que nous soyons alignés sur la direction à suivre, même si les calendriers des banques centrales ne sont pas synchronisés pour l’instant.

Vanguard estime que les taux d’intérêt réels ne reviendront pas à zéro. Pourquoi?

Mme Saleheen : Nous disons depuis plus d’un an que les taux ne reviendront pas à zéro. Nous vivons dans un monde différent. Le taux neutre, aussi appelé taux d’intérêt neutre réel, est plus élevé qu’il ne l’était avant la pandémie de COVID-19.

M. Aliaga-Díaz : Cela nous ramène à notre thème du « retour à des conditions financières stables », dont nous avons discuté dans les Perspectives de Vanguard sur l’économie et les marchés en 2024. Les taux d’intérêt obligataires surpassent l’inflation pour la première fois depuis de nombreuses années, ce qui est une bonne nouvelle pour les investisseurs à long terme. Cela se produit, selon nous, parce que le taux d’intérêt neutre réel a augmenté. Ce taux correspond au niveau d’équilibre des taux d’intérêt vers lequel les banques centrales tentent de converger. Ce niveau n’est pas déterminé par la politique monétaire, mais plutôt par la demande de capitaux, ou l’emprunt, et l’offre de capitaux, ou l’épargne. En raison de facteurs démographiques et des niveaux de dette publique qui pourraient persister pendant des années, il se peut que nous soyons entrés dans une période de persistance des taux d’intérêt élevés.

Mme Saleheen : Le fait que nous ayons évité une récession mondiale signifie que les banques centrales sont en mesure de faire passer les taux d’intérêt de la zone restrictive directement à la zone neutre, sans avoir à réduire les taux d’intérêt jusqu’à ce qu’ils soient en territoire expansionniste. Cette situation a certainement contribué à transformer en opinion dominante le discours selon lequel le taux d’intérêt neutre réel est plus élevé.

M. Aliaga-Díaz : Depuis un certain temps, les marchés financiers anticipent un point d’atterrissage des taux directeurs qui n’est pas très éloigné de nos propres prévisions. Toutefois, certaines banques centrales ont été plus lentes à reconnaître les changements apportés au taux d’intérêt neutre réel dans le passé. Nous nous attendons donc à ce qu’elles prennent également plus de temps pour reconnaître le taux plus élevé cette fois-ci. Dans ses deux dernières projections économiques, la Fed a légèrement haussé ses prévisions à l’égard du taux d’intérêt neutre réel. Le problème d’une réaction tardive est qu’elle peut potentiellement conduire à des erreurs de calibrage de la politique monétaire et des progrès plus lents par rapport à l’inflation.

 

Quels autres éléments les investisseurs devraient-ils prendre en compte cette année?

Mme Saleheen : Le cycle économique actuel n’est pas normal. L’économie mondiale continue de se redresser après des chocs économiques sans précédent, notamment la pandémie, la guerre en Ukraine et l’intensification des tensions géopolitiques. Les changements structurels, comme le vieillissement de la population et la tendance à la hausse des dettes budgétaires, font en sorte qu’il est difficile de séparer le cycle économique de la tendance. La conjoncture est donc difficile pour les banques centrales, les marchés et les investisseurs.

Mme Wang : Il existe également des incertitudes entourant les élections dans le monde qui pourraient déterminer les politiques budgétaires, les conditions commerciales, etc. Cette année devrait être la plus importante année d’élection à l’échelle mondiale de l’histoire, touchant près de la moitié de la population mondiale. Le niveau exceptionnellement élevé d’incertitude politique, conjugué à deux guerres et à d’autres risques géopolitiques, signifie que nous devrions nous préparer à une hausse de la volatilité des marchés au cours des prochains mois. Nous ne pouvons pas prédire l’avenir, mais nous pouvons nous assurer que nos placements reflètent à la fois nos objectifs et nos horizons de placement afin d’être certains de pouvoir traverser les périodes de volatilité.

M. Aliaga-Díaz : Il faut aussi se demander si l’exceptionnalisme aux États-Unis peut se poursuivre ou si l’économie américaine finira par connaître un ralentissement nécessaire pour réduire l’inflation et converger avec le reste du monde. Même si l’économie et les marchés américains ont inscrit des rendements supérieurs, il est actuellement essentiel de penser à la diversification mondiale et de maintenir une approche bien diversifiée et équilibrée.)

 

 

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Date de publication : juillet 2024

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